[Vidéo] Pourquoi le dialogue social a-t-il supplanté la négociation collective ?

[Vidéo] Pourquoi le dialogue social a-t-il supplanté la négociation collective ?

04.10.2020

Pour le sociologue Christian Thuderoz, les mots de "dialogue social" recouvrent une notion franco-française assez floue et molle. Lui-même défend l'idée d'une négociation collective fondée sur de véritables méthodes de travail.

 

 

Que signifie au juste le "dialogue social" ? On finit par s'y perdre tant ces deux petits mots sont sans cesse invoqués et accommodés à toutes les sauces. La direction générale du travail elle-même, pour mettre en valeur "le dialogue social" à la française, recense dans son bilan annuel de la négociation collective de 2019  les 19 000....textes unilatéraux des employeurs. Autant dire que le questionnement critique de ce "dialogue social", auquel s'est livré, lors de l'Observatoire du Cezam à Angers le mardi 29 septembre le sociologue Christian Thuderoz, était bienvenu (voir également ci-dessus son interview vidéo).

Une invention française qui s'exporte peu

Poussons d'abord un cocasse "Cocorico !" Le dialogue social est en effet un terme hexagonal peu usité hors de nos frontières. C'est une invention française, affirme l'universitaire qui fait partie du comité d'évaluation des ordonnances travail. Cette notion de "dialogue social" apparaît en effet autour de 1984 lorsque le gouvernement de François Mitterrand entend relancer la construction européenne autour de deux axes, le "dialogue civil" avec les ONG (organisations non gouvernementales) et le "dialogue social", avec notamment les partenaires sociaux (1).

Chez nous, cette notion de dialogue tripartite (syndicats, patronat, Etat) va connaître un tel succès qu'elle va presque supplanter la notion pourtant bien établie de "négociation collective", rapporte le sociologue. Son côté flou participe du succès de l'expression. Parler de dialogue social plutôt que de négociation collective, c'est éviter de devoir constater le faible développement des négociations collectives en France. Christian Thuderoz ramène d'ailleurs de 80 000 à 40 000 le nombre d'accords annuels résultant réellement de négociations collectives en France l'an dernier (il exclut les accords liés à la mise en place du CSE), ce qui ne met en jeu que 25% des entreprises qui pourraient négocier, déplore-t-il.

Qu'est-ce qu'une négociation ?

A ses yeux, le management a donc "gagné cette bataille des idées" et des mots autour du "dialogue social". Voilà maintenant cette expression chargée de toutes les vertus :le dialogue social serait un levier de performance économique, elle réduirait la conflictualité, elle améliorerait la qualité de vie au travail et serait un gage de démocratie sociale.

Pourtant, le dialogue social et la négociation collective sont loin de signifier la même chose. "Si toute négociation suppose un dialogue, tout dialogue ne suppose pas une négociation", observe Christian Thuderoz. Et le chercheur de préciser ce qu'il entend, lui, par négociation collective : c'est un processus permettant de résoudre des problèmes de fond liés à l'activité collective. Ce processus suppose l'acceptation d'un conflit d'intérêts entre les parties qui négocient et la volonté de résoudre les problèmes dans un climat de confiance. La négociation connaît différentes modalités comme l'échange (par exemple, les délégués troquent une garantie de l'emploi contre une productivité accrue) ou la compensation (un élément est octroyé faute d'avoir satisfait à d'autres revendications), etc. C'est donc loin d'être un simple échange d'informations, un élément que propose l'Organisation internationale du travail (OIT) dans sa définition du dialogue social : "Le dialogue social inclut tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs selon des modalités diverses, sur des questions relatives à la politique économique et sociale présentant un intérêt commun".

Et le sociologue de tenter de caractériser dans un tableau (résumé ci-dessous) ce qui a trait aux échanges d'informations, à la concertation (terme omniprésent dans la communication des gouvernements) et à la négociation.

 

Les éléments constitutifs d'un dialogue et d'une négociation
Espace de discussion Un lieu d'échanges sur des décisions non partagées
Échange d'informations Les parties se communiquent des informations
Consultation Le décideur consulte un tiers sans être tenu par l'avis de celui-ci
Concertation Le décideur doit tenir compte au moins en partie des avis donnés lors de la concertation
Négociation Le décideur négocie en vue d'une co-décision signée par les différentes parties
Paritarisme Gestion en commun d'un organisme
Co-détermination En Allemagne, participation conjointe de la direction et des représentants des salariés au processus de gestion de l'entreprise.

 

Puisque nous sommes encore très loin en France de la co-détermination à l'allemande, vu le trop faible nombre des administrateurs représentant les salariés dans les conseils d'administration et de surveillance des sociétés, pourquoi ne pas tenter d'approfondir notre approche de la négociation en travaillant sur la méthode ? propose Christian Thuderoz. Ce dernier cite l'accord de la RATP de 2001. Cette alarme sociale censée prévenir grèves et conflits dans les transports parisiens fixe la méthode de négociation à suivre et le but poursuivi : période de concertation, période de négociation, modalités, etc. "Il faut s'inspirer de ce type d'accords. Plus on est clair dans un accord de méthode, plus on évitera la confusion autour des termes et plus on pourra vraiment négocier", plaide-t-il.

Le code du travail ne dit pas que c'est l'employeur qui rédige l'accord collectif ! 

 

Un délégué syndical présent à Angers lui objecte-t-il que sa direction ne négocie en fait qu'à partir de ses propres propositions ? Le sociologue invite élus de CSE et délégués syndicaux à se montrer inventifs et combatifs  : "Le code du travail ne dit absolument pas que c'est l'employeur qui rédige l'accord collectif. Vous pouvez proposer des négociations et une base de texte". Christian Thuderoz préconise même l'expérimentation de nouvelles formes de négociation. Il fait allusion aux discussions dans les entreprises sur l'activité partielle où on gagnerait à tenter de nouveaux itinéraires de négociations "utilisant tous les registres de façon astucieuse", comme par exemple un avis conforme du CSE.

Et pourquoi ne pas s'inspirer de ce qui se fait en matière de concertation territoriale sur des projets d'aménagement, ou de ce qui s'est produit avec la conférence climat où ont travaillé des personnes tirées au sort, complète-t-il. "Pourquoi ne pas tirer au sort des salariés pour voir quelles réponses ils apporteraient à tel ou tel problème ? Peut-être pourra-t-on y arriver en 2088 en France !" lance-t-il. Un propos provocateur mais qui fait aussi penser à la "coopération conflictuelle" mise en oeuvre chez Renault par Yves Clot pour améliorer les conditions de travail et de production (lire notre article).

En France, on fait trop peu confiance à l'intelligence collective

 

 

"Faire participer des salariés ? Ils ne sont guère habitués à s'exprimer. Et quand la direction les associe à des chantiers ou réflexions, les règles du jeu ne sont pas claires si bien que la personne qui anime les travaux finit pas faire dire au groupe ce que la direction avait projeté", lui rétorque une déléguée syndicale. Cela n'est pas là de la négociation ni un véritable dialogue, reconnaît bien volontiers le sociologue. On a dû mal à France à faire confiance à l'intelligence collective pour donner toute sa place à la négociation, insiste-t-il, convaincu qu'on ne peut pas davantage "négocier comme on joue de la boxe". Dommage que personne n'ait alors réagi, car cette petite phrase aurait relancé le débat sur les conditions permettant aux représentants des salariés d'obtenir que certaines de leurs revendications soient satisfaites, dans un pays dont l'histoire reste marquée par l'épreuve de force et les différentes formes d'insurrection...

 

(1) C'est Claude Cheysson, le ministre des Relations extérieures, qui expose cette ambition lors d'un discours au Parlement européen le 18 janvier 1984.

Bernard Domergue

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